Lenticular Photograph, Los Angeles Studio, March 2007

Toute l’œuvre de Didier Vermeiren (Bruxelles, 1951) s’est développée dans un va et vient perpétuel entre passé et présent, entre interprétation de l’histoire de la sculpture et exploration contemporaine de ses possibilités essentielles.

À partir de la fin des années 70, l’artiste s’est penché sur la question fondamentale du socle, avec les « sculptures de socle » qui ont fait alors sa renommée. Traditionnellement, le socle n’appartenait pas à l’œuvre, mais servait à projeter la figure de l’espace « réel » à l’espace artistique ou monumental. Puis, la fonction du socle comme piédestal a progressivement disparu au cours du XXème siècle. Si certains artistes, comme Brancusi, ont fait du socle, en l’incorporant à l’œuvre, une partie intégrante de leur travail, d'autres, qui ne souhaitaient plus que la sculpture fût séparée du sol par cet élément de présentation, s’avisèrent de la disposer à même le sol, de plain-pied avec le spectateur. Autrement dit, la modernité a fait du socle un attribut inutile. Prenant cette évolution à son compte, mais pour mieux l’interroger de fond en comble, Vermeiren a repensé la raison d'être du socle pour en faire un volume autonome dans l'espace : si le socle est une base ou un fondement, il peut être déployé pour lui-même et à partir de lui-même, absorbant tout le destin de l’œuvre. Seule demeure la pure présence au sol et ses multiples possibilités plastiques. De là vient le dialogue constant avec l’espace. Car c’est la mise en présence des œuvres dans l'espace et le redéploiement de celui-ci avec elles et à partir d'elles qui fait alors l'objet de toute exposition. Comme le dit Vermeiren, l’espace n’est pas vide, il est plastique ; d’où son idée que les œuvres le creusent et le sculptent.

Cette incorporation de l’espace par la sculpture — de tout l’espace, jusqu’au firmament — constitue l’un des traits majeurs de la sculpture du XXème siècle. C’est ainsi que Carl André, en dialogue avec la Colonne sans fin de Brancusi, a pu déclarer un jour que ses sculptures, pour horizontales, plates et ramassées au sol qu’elles fussent, n’en supportaient pas moins, sur toute l’étendue de leur surface, « une colonne d’air » (que l’on pouvait se figurer s’élevant « sans fin » au-dessus des œuvres, ou bien limitée par la voûte céleste ou celle du bâtiment).

Dès les années 70, Vermeiren a entrepris de reprendre à son compte ce travail d’incorporation de l’espace et de délimitation plastique de la pure présence au sol. On peut songer à ces œuvres constituées d’un volume au matériau solide et lourd (parallélépipède plus ou moins volumineux en pierre, plâtre ou fer) posé sur un volume identique, mais au matériau mou et léger (mousse de polyuréthane), avec un jeu d’écrasement de l’un par l’autre qui manifestait la pondération à l’œuvre dans tout projet sculptural. Puis, dans une confrontation directe à la question du socle — qui est en même temps la question de la tradition —, des « répliques » de socles de sculptures (Rodin, Carpeaux…) furent exposées pour elles-mêmes, le plus souvent dans le matériau (plâtre, bronze…) des œuvres que leurs originaux supportaient au musée. Ce n’était plus seulement l’espace tout court qui était incorporé, mais l’espace même de la tradition. Le socle n’était donc pas simplement pour Vermeiren un « ready-made », un volume trouvé là, mais il mettait en jeu la provenance même de l’œuvre d’art. Dans un devenir proprement plastique, le volume choisi était redéployé, travaillé, « sculpté » (modelage, moulage, assemblage…), afin que pût s’accomplir l’œuvre d’incorporation de l’espace et de la présence. Pour ce faire, un « socle » pouvait être présenté à front renversé sur son semblable, ou bien sur son négatif (son propre moule), ou bien encore retourné comme un gant, toutes armatures dehors.

Ainsi, si les sculptures de Vermeiren renvoient souvent à d’autres sculptures de l’histoire de l’art, cette démarche ne prend sens que dans la mesure où ses œuvres se renvoient aussi les unes aux autres au sein de son propre travail. Une sculpture est toujours comme le terme d’une suite et forme une réponse aux œuvres précédentes. C’est ce qui fait que le travail de Vermeiren est toujours en même temps la mémoire de son propre travail. L’artiste déploie donc, dans chacune des expositions qui lui sont consacrées, un regard à la fois rétrospectif et prospectif.

Entrons dans la salle d’exposition, ici à Wuppertal, et plaçons-nous au milieu des œuvres. Au centre, sinon de la salle, du moins de l’exposition, au plus près du sol, le regard peu prendre appui sur Terrasse. Dans le vocabulaire classique de la sculpture, « terrasse » désigne la surface même du socle, le plan où reposent les pieds de la figure. Nous avons donc ici affaire, pour ainsi dire, au volume même de cette surface, la pure présence au sol devenue plastique (la mobilité ondoyante du parallélépipède attestant de cette plasticité de la présence). Nous sommes bien de plain-pied avec les œuvres. Puis, si nous levons légèrement la tête, le regard se pose à quelques mètres de là sur La Maison. Quatre panneaux de bois noirs, agencés en hélice, supportent une bâtisse blanche dont la forme rappelle les architectones de Malévitch. Centripète, la sculpture tourne sur elle-même (en son centre se tient la maison de toutes les maisons, la demeure des hommes). Centrifuge, elle imprime un mouvement rotatif aux autres sculptures autour d’elle.

C’est que l’ensemble forme, au sens de Brancusi, un «groupe mobile». Pris dans ce mouvement général, de part et d’autre de l’espace d’exposition, L’Urne et les deux Études pour l’Urne poursuivent l’œuvre d’incorporation. Incorporation de l’espace d’une part, puisqu’ici le sculpteur creuse résolument ce dernier (n’a-t-il pas façonné cette urne recroquevillé au centre d’un volume tapissé d’argile, à coups de poings et de bâton assénés de l’intérieur, dont les traces paraissent maintenant à l’extérieur dans le modelé du plâtre?) Incorporation de la tradition d’autre part, avec le renvoi à une sculpture de Rodin : Cariatide à l’urne. La cariatide, cette figure par excellence de la sculpture comme « socle » du monde. Ici, à trois reprises, un empilement de « socles » porte l’urne de toutes les urnes, l’Urne qui dit le recueillement et l’offrande de la présence. Les deux Études pour La Pierre agissent pareillement. Figurée dans un polyèdre de bois, cette pierre taillée dit l’œuvrer même de tout sculpteur (geste que redouble le renvoi à une autre sculpture de Rodin : Cariatide à la pierre).

Non loin de La Maison et lui répondant par sa forme, Socles met en jeu comme une mise en abîme du socle, un jeu de miroir où chaque couche superposée joue pour l’autre le rôle d’un « socle ». Enfin notre parcours peut prendre fin avec Modèle, peut-être la sculpture qui manifeste le plus subtilement l’oeuvre d’incorporation et de déploiement de la présence. Plus ou moins rigide, plus ou moins mou, un textile ajusté au volume d’un “socle” figure la peau ou la paroi qui toujours sépare l’intérieur de l’extérieur, ou plutôt le modelé même de cette séparation (on songe aussi à la plicature, c’est-à-dire à l’art, dans la peinture médiévale, de faire tomber les plis de la figure, et par conséquent de restituer la présence du corps). C’est ainsi que la sculpture nous apprend que la limite d’un corps, quel qu’il soit, n’est pas tant ce en quoi il finit que ce à partir de quoi il commence. Ici, le modelé du textile manifeste la vibration de ce commencement. Et quel repos est-ce alors que de se déciller les yeux dans l’intervalle ou le recueillement même de ce commencement !


Simon Duran

5 septembre 2012